Quand la mémoire déraille : pourquoi parler de la protéine Tau ?

Parmi les mots qui surgissent lors d’une consultation en centre de mémoire, la “protéine Tau” suscite souvent questions et inquiétudes. Beaucoup de familles entendent parler des “plaques amyloïdes”, mais peu savent que Tau est une actrice tout aussi majeure. Pourtant, des années d’accompagnement et d’observation m'ont appris que comprendre ce qui se passe dans le cerveau aide à déculpabiliser, à apprivoiser la maladie et parfois à renouer un lien, même fragile.

J’ai vu tant de proches me confier leur désarroi : “On ne sait plus quelle est la frontière entre la maladie et celle qu’elle a été.” Derrière cette phrase, il y a souvent le bouleversement de voir l’autre changé, ralenti, parfois “absent à lui-même”. Aujourd’hui, nous allons voir ensemble comment la protéine Tau, si essentielle au cerveau, peut devenir source de chaos. Et pourquoi cette connaissance peut vous aider à mieux comprendre ces changements.

Protéine Tau : sa mission en temps normal

Dans le cerveau de chacun d’entre nous, les neurones — ces cellules chargées de transmettre toutes nos pensées, souvenirs, gestes — doivent fonctionner comme le ferait une immense ligne de train à grande vitesse. Pour que le réseau ne s’effondre pas, tout doit être soigneusement balisé, structuré et protégé.

C’est là qu’intervient la protéine Tau. Sa mission principale :

  • Stabiliser les microtubules (des sortes de rails internes au neurone)
  • Permettre aux nutriments, aux informations et aux messages chimiques de circuler efficacement
  • Maintenir la forme et la résistance du neurone face aux agressions extérieures

Sans Tau, les microtubules s’effondrent : le neurone se désorganise et n’arrive plus à remplir ses fonctions. C’est comme si le chemin de fer du cerveau se cassait à chaque arrêt.

Quand Tau s’enraye : l’apparition des “dégénérescences neurofibrillaires”

La maladie d’Alzheimer ne surgit pas du jour au lendemain. Elle s’installe, lentement, insidieusement. Dans ce processus, la protéine Tau devient l’un des acteurs majeurs du drame. Mais que lui arrive-t-il ?

  • La protéine Tau se “phosphoryle” trop (c’est-à-dire qu’elle reçoit trop de groupements chimiques, les “phosphates”)
  • Elle change de forme, se décolle des microtubules, ne les stabilise plus
  • Elle s’accumule, s’entortille, formant des “enchevêtrements neurofibrillaires” ("tangles" en anglais)
  • Les neurones concernés n’arrivent plus à tenir leur structure : ils dégénèrent

Autrement dit : Tau, de protectrice, devient toxique.

Pour illustration, dans un cerveau Alzheimer avancé, on peut retrouver des millions d’amas Tau par milligramme de tissu cérébral (source : Alzheimer’s Association).

Pourquoi Tau devient-elle toxique ? Ce que la science en dit aujourd’hui

Plusieurs facteurs expliquent pourquoi Tau “déraille” :

  • Facteurs génétiques : certaines mutations augmentent la sensibilité à la maladie (bien que dans l’immense majorité des cas d’Alzheimer - plus de 95% - il n’y ait pas d’anomalie génétique identifiable, source : INSERM).
  • Vieillissement : en vieillissant, nos cellules gèrent moins bien les protéines anormales, qui s’accumulent alors facilement.
  • Stress oxydatif et inflammation : les différents “stress” subis par le cerveau augmentent la modification de Tau.
  • Interaction avec la protéine amyloïde-bêta : les plaques amyloïdes favorisent l’accumulation anormale de Tau. Les deux phénomènes s’alimentent mutuellement (source : Revue Medicale Suisse, 2023).

Pour chaque personne, l’origine de ce processus est différente. C’est un cheminement silencieux, souvent commencé dix à quinze ans avant les premiers symptômes visibles.

Quels sont les effets concrets dans le cerveau et au quotidien ?

Comprendre l’impact de Tau, c’est faire le lien entre ce qui se passe dans les neurones, et ce que vous voyez chaque jour à la maison.

  • Dans le cerveau : là où les amas Tau sont les plus nombreux (d’abord dans l’hippocampe, puis d’autres zones), les neurones meurent plus vite, la communication entre les régions du cerveau s’effondre, et les connexions (synapses) disparaissent à grande vitesse (avec parfois jusqu’à 60% de pertes dans certaines zones au stade avancé, source : Brain, Oxford Academic).
  • Dans la vie quotidienne :
    • Apparition de troubles de la mémoire récente rapidement marqués
    • Désorientation spatiale (“il ne sait plus retrouver la salle de bain”)
    • Difficultés à apprendre des choses nouvelles
    • Perte de reconnaissance des proches dans les stades avancés

Chaque symptôme n’est pas uniquement lié à Tau, mais sa toxicité aggrave l'ensemble des mécanismes (source : Inserm, 2022).

Ce qu’on sait (et ce qu’on ne sait pas) sur la propagation de Tau

Un sujet de recherche récent et passionnant : la diffusion de la protéine Tau ne se fait pas au hasard. Elle suit un schéma très organisé :

  • Elle commence souvent dans l’hippocampe (le “centre de la mémoire”)
  • Puis gagne les régions frontales et pariétales, qui gèrent le raisonnement, l’organisation, le langage
  • Elle ne touche le cortex occipital (en charge de la vision) que très tardivement — c’est pourquoi la vue reste souvent longtemps épargnée.

Ce schéma aide à expliquer l’évolution typique des symptômes, mais beaucoup de points restent mystérieux : pourquoi tel cerveau résiste-t-il mieux à l’accumulation ? Pourquoi certains patients évoluent vite, d’autres lentement ? La génétique et l’environnement jouent un rôle, mais le puzzle est loin d’être reconstitué (source : Nature Reviews Neurology, 2023).

Peut-on stopper l’accumulation de Tau ?

Aujourd’hui, il n’existe pas de traitement validé pour empêcher l’accumulation de Tau chez l’être humain en dehors des essais thérapeutiques.

Quelques pistes cependant font l’objet de recherches :

  • Anticorps anti-Tau : ils visent à “nettoyer” directement la protéine anormale, mais n’ont pas encore prouvé leur efficacité clinique (essais ABBV-8E12, Semorinemab…)
  • Prévention secondaire : tout ce qui protège le cerveau globalement (activité physique, stimulation cognitive, bon contrôle de la tension artérielle, alimentation méditerranéenne) ralentit le terrain sur lequel Tau se modifie.
  • Diagnostic précoce : les nouveaux traceurs PET permettent de repérer l’accumulation de Tau chez les personnes à risque, parfois bien avant les symptômes (source : JAMA Neurology, 2020).

C’est une source d’espoir : agir tôt sur ce qui peut l’être, même en l’absence de traitement miracle.

Comment vivre avec cette réalité ? Quelques pistes pour souffler et rester acteur

Savoir ce qui se passe “sous la surface” ne change pas tout, mais éclaire de nouvelles façons d’aborder le quotidien :

  • Accepter la variabilité des symptômes : certains jours restent meilleurs que d’autres, ce n’est pas “volontaire”. Si la mémoire semble s’effacer, ce n’est pas un manque de bonne volonté, mais un câblage neuronal fragilisé.
  • N’hésitez pas à dialoguer avec le médecin sur la nature des troubles, pour mieux cibler les aides ou réadapter les attentes. Si un trouble progresse rapidement, un bilan complémentaire pour d’autres causes (médicaments, infections) peut toujours s’envisager.
  • S’appuyer sur les moments préservés : la mémoire procédurale (celle des gestes, du toucher, de la musique…) reste souvent plus résistante à l’accumulation de Tau. Utilisez-les. Chanter une chanson connue, toucher des objets familiers, proposer un rituel du quotidien : autant d’ancrages précieux.
  • Oser parler des émotions : même “absent”, la personne ressent la tendresse, la douceur de la voix, le regard posé. Nul besoin d’inventer une solution parfaite, parfois le simple fait d’être là compte plus que tout.

Les familles font déjà énormément. Si vous vous sentez fatigué, dépassé ou impuissant face à l’incohérence des symptômes, rappelez-vous : vous n’êtes pas responsable du dérèglement des protéines. Et vous restez, à votre manière, le pilier de stabilité du quotidien.

Derniers éclairages et avenir : pourquoi comprendre Tau, aujourd’hui ?

Comprendre l’histoire de la protéine Tau, c’est voir la maladie d’Alzheimer comme une réalité biologique aussi bien qu’humaine. Cette connaissance, même imparfaite, permet de passer du fatalisme à l’action, à sa mesure. Les progrès de la science, l’implication des équipes soignantes, l’attention portée aux aidants : tout cela forme un appui précieux pour traverser la tempête.

N’hésitez pas à demander des explications à votre équipe médicale, à consulter régulièrement les sites de référence (Alzheimer Europe, Fondation Alzheimer…). Et, surtout, à vous accorder des moments pour souffler, en vous rappelant que, même face à Tau, il existe toujours de la place pour la relation et la dignité.

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