Quand la biologie rencontre la vie de famille

Bien avant que la maladie d’Alzheimer ne se déclare officiellement, il se passe des choses invisibles dans le cerveau. J’ai souvent vu des proches, assis au bout du lit, murmurant : « Mais pourquoi elle oublie ? » ou « Qu’est-ce qui se passe pour qu’il ne me reconnaisse plus ? » La réponse, complexe, tient en quelques mots : il s’agit notamment des plaques amyloïdes.

Ce terme, on l’entend parfois lors d’une consultation, sans forcément comprendre ce qu’il recouvre. Alors, je vous propose d’entrer dans la “machine” du cerveau, pour comprendre sans jargon compliqué comment, concrètement, ces plaques s’y forment — et pourquoi cela compte tant.

Début de l’histoire : comment naît la protéine bêta-amyloïde ?

Au cœur de la formation des plaques amyloïdes, il y a une protéine, appelée amyloïde précurseur (APP, pour Amyloid Precursor Protein). Cette protéine fait partie du fonctionnement normal du cerveau ; tout le monde en a, à tout âge.

En temps normal, cette protéine est découpée (on parle de clivage) par des enzymes spécifiques. Deux chemins sont alors possibles :

  • Un chemin “sans problème”, où la protéine est découpée proprement et ne pose pas souci,
  • Un autre chemin, où la découpe est moins “soignée” : cela produit un fragment appelé bêta-amyloïde.

C'est ce fragment, la bêta-amyloïde (souvent notée Aβ), qui va devenir problématique. Celui-ci est un petit morceau de protéine, un “peptide”, long de 40 ou 42 acides aminés (les “perles” qui constituent les protéines). Plus il est long (la version à 42), plus il est collant et instable.

C’est ce fragment qui est à l’origine des fameuses plaques amyloïdes.

Selon l’Inserm, ces processus commencent 10 à 15 ans avant les premiers symptômes visibles d’Alzheimer [Source : Inserm].

Pourquoi le cerveau ne “nettoie” pas la bêta-amyloïde ?

Le cerveau a, en principe, des mécanismes pour éliminer les produits inutiles — comme l’on enlève la poussière sous les meubles. Mais avec l’âge, certains mécanismes ralentissent. Chez les personnes à risque ou déjà malades, la bêta-amyloïde n’est pas suffisamment “nettoyée” et commence à s’accumuler en dehors des neurones.

C’est la surproduction ou la mauvaise élimination de la bêta-amyloïde qui font la différence entre un cerveau vieillissant normalement et un cerveau atteint par Alzheimer.

  • La génétique joue un rôle, certains variants du gène APOE (notamment l’APOE ε4) augmentent le risque d’accumulation.
  • Des facteurs comme l’âge, les traumatismes crâniens, et même certaines infections, peuvent perturber l’équilibre.

Cela signifie que, progressivement, la bêta-amyloïde s’agglutine, comme lorsque l’on oublie de nettoyer la baignoire et que le calcaire finit par former une croûte.

Formation de la plaque : un mécanisme en cascade

Lorsque plusieurs fragments de bêta-amyloïde s’accrochent les uns aux autres, ils forment de petits agrégats, comme des miettes qui s’agglutinent. Ces agrégats deviennent de plus en plus gros, jusqu’à former les fameuses plaques amyloïdes, que l’on retrouve à l’extérieur des neurones (c’est-à-dire hors des cellules nerveuses).

  1. Les petits peptides bêta-amyloïdes (Aβ) circulent dans l’espace extracellulaire.
  2. Ils s’attachent les uns aux autres, au départ en petits groupes qu’on appelle oligomères.
  3. Ces oligomères deviennent de plus en plus gros, forment des protofibrilles, puis finissent par constituer une plaque amyloïde.

Ce sont ces amas, visibles au microscope, qui sont typiques de la maladie d’Alzheimer. On estime que leur présence augmente déjà bien avant les premiers symptômes (difficultés de mémoire, perte de repères…).

D’après les chercheurs de la Mayo Clinic, ces regroupements débutent jusqu’à deux décennies avant les manifestations cliniques [Source : Mayo Clinic].

Que font ces plaques aux neurones ?

La présence de plaques amyloïdes n’abîme pas d’un coup le cerveau, mais crée lentement un environnement toxique :

  • Elles perturbent la communication entre les neurones. Les synapses (les “ponts” qui transmettent l’information) fonctionnent moins bien, ce qui explique les trous de mémoire, les répétitions…
  • Elles déclenchent une réaction inflammatoire. Les cellules du cerveau, en cherchant à “nettoyer”, produisent des substances qui finissent par aggraver les dommages.
  • Elles favorisent la mort graduelle des neurones autour de la plaque.

Toutes les zones du cerveau ne sont pas touchées en même temps : la formation commence souvent dans les régions qui gèrent la mémoire (l’hippocampe) et l’orientation.

Pour donner une idée, chez une personne décédée sans Alzheimer, on retrouve quelques dépôts ; chez une personne vivant avec la maladie, on en trouve parfois des centaines par millimètre carré de tissu cérébral (Alzheimer’s Association).

Plaques amyloïdes et autres anomalies : le duo de la maladie

On parle beaucoup des plaques amyloïdes, mais elles ne sont pas seules. Parallèlement à leur développement, une autre “anomalie” s’installe : les dégénérescences neurofibrillaires (ou “enchevêtrements” de protéines tau).

Aujourd’hui, les chercheurs étudient les relations entre ces deux mécanismes. L’un (les plaques) semble créer un terrain favorable pour l’autre (les enchevêtrements), et c’est ensemble qu’ils accélèrent les difficultés de mémoire, de langage et de comportement typiques d’Alzheimer.

Il faut rappeler que toutes les personnes ayant des plaques amyloïdes ne développent pas la maladie d’Alzheimer. Certains cerveaux “résistent” mieux que d’autres, probablement grâce à d’autres facteurs inconnus (réserves cognitives, modes de vie…).

Et concrètement : peut-on agir sur la formation de ces plaques ?

C’est souvent la grande question, avec ce mélange d’espoir et d’inquiétude. Les familles demandent : “Est-ce qu’on peut empêcher que ça se forme ?”

Aujourd’hui, aucun traitement n’arrête totalement la production de bêta-amyloïde, mais de nombreuses recherches sont en cours pour ralentir ou bloquer la formation de ces plaques.

  • Certaines nouvelles molécules (anticorps monoclonaux, comme le Lecanemab ou l’Aducanumab) visent à “nettoyer” la plaque : elles sont réservées à des contextes très précis, sous soins spécialisés (HAS).
  • À ce jour, le principal levier reste la prévention : surveiller les facteurs de risque cardiovasculaires (hypertension, diabète…), garder une activité intellectuelle, maintenir du lien social et un bon sommeil (Fondation Vaincre Alzheimer).

Et c’est important de le redire : le fait d’avoir eu un parent atteint ne veut pas dire qu’on développera forcément la maladie, même si le risque est légèrement accru.

Plaques amyloïdes et quotidien : ce que cela signifie pour les proches

Savoir que les difficultés de mémoire ou d’orientation viennent de ces “plaques collantes” aide, parfois, à dépersonnaliser les conduites qui blessent. Ce n’est pas la personne qui “le fait exprès”, c’est une réaction en chaîne biologique.

Pour les familles, quelques clés :

  • Vous n’êtes pas responsable. Rien dans votre accompagnement ne peut “créer” des plaques ou “les empêcher” à 100 %. Vous faites au mieux avec ce que vous avez.
  • Gardez la routine et la tendresse. Ce sont le rempart du quotidien, plus puissants que n’importe quelle médication préventive connue à ce jour.
  • Osez poser des questions aux professionnels : comprendre les causes biologiques aide à moins s’épuiser sur les “pourquoi” et à se concentrer sur le “comment accompagner”.

Et ces progrès de la recherche rappellent que, même si on ne maîtrise pas le processus en profondeur, chaque geste compte pour rendre la vie plus douce à la personne que l’on accompagne.

Ouvrir la porte à la compréhension

La compréhension des plaques amyloïdes avance vite. On sait désormais qu’elles constituent l’un des tout premiers signaux de la maladie d’Alzheimer, souvent bien avant les premiers oublis. En parler, c’est montrer que la maladie a des causes médicales, lointaines et invisibles, qui n’ont rien à voir avec l’attention ou la bonne volonté des proches.

C’est aussi une invitation à la patience, avec soi-même comme avec son parent ou conjoint : il n’existe pas de solution magique, mais il existe des ponts entre la connaissance et le quotidien. Si vous souhaitez en parler avec le médecin, n’hésitez pas à apporter cet article ou à demander un schéma explicatif. Parfois, comprendre ce qui se passe donne juste assez de souffle pour tenir… un jour de plus, puis un autre.

Et ça, au fond, c’est déjà beaucoup.

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